Nord et Sud • Elizabeth Gaskell

par Porteuse de Lanternes

Éditions Points, North and South traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Françoise du Sorbier, 1855, 704 pages, (Coll. Grands Romans, Littérature)

À LA CROISÉE DES MONDES

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Après dix années passées à Londres chez sa tante et sa cousine, Margaret Hale regagne le presbytère de campagne de ses parents au sud de l’Angleterre. Mais son bonheur est éphémère car son père ressent des remords et des doutes qui l’incitent à quitter son existence confortable de pasteur pour un poste de précepteur dans le nord. La famille s’installe à Milton, une ville industrielle du Darkshire où la vie leur apparaît d’emblée sous un aspect rude et insalubre. Margaret est frappée par le contraste avec son sud natal et sa conscience sociale s’éveille lorsqu’elle assiste aux luttes entre patrons et ouvriers. Elle fait rapidement la connaissance de John Thornton, propriétaire d’une filature de coton. Tous deux possèdent des personnalités et des convictions diamétralement opposées. Leur relation s’appuie sur une suite de désaccords malgré une attirance manifeste l’un pour l’autre.

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LUMIÈRE SUR MON RESSENTI…

A première vue, je constate qu’il y a deux classes dépendant étroitement l’une de l’autre et qui, pourtant, considèrent chacune les intérêts de l’autre comme opposés aux siens.

En préambule de cette chronique, il me semble avisé de prémunir le lecteur contre une éventuelle méprise concernant Nord et Sud, publié en 1855 : le roman n’est pas un texte avant-gardiste traitant de la Guerre de Sécession, contrairement aux livres du même titre de John Jakes ou au Nord contre Sud de Jules Verne. L’histoire qui nous intéresse ici se déroule à l’époque victorienne au Royaume-Uni, dans une période de mutations sociales opposant un sud conservateur et rural à un nord industriel beaucoup plus âpre et rude. J’ai découvert le titre quelques années plus tôt, après être tombée un peu par hasard sur une mini-série produite par la BBC dont je garde un bon souvenir. Même si Elizabeth Gaskell est moins célèbre que ses amis Charlotte Brontë et Charles Dickens, son intérêt pour la condition des femmes et celle des ouvriers au XIXe siècle a éveillé ma curiosité.

J’avais peut-être un peu trop d’attente concernant ce livre, ce qui explique ma légère déception. Il faut dire que partout, le roman est plébiscité comme un savant mélange entre Orgueil et Préjugés et Germinal. L’ennui, c’est que Nord et Sud souffre quelque peu de cette comparaison. Je reconnais volontiers des similitudes dans les sujets traités mais la peinture des sentiments n’atteint jamais la finesse de Jane Austen ni le souffle de Zola capable de transformer le rugissement populaire en un véritable hymne. L’ambition d’Elizabeth Gaskell pour ce roman consiste à allier romance et fresque sociale en mettant sur le même plan la relation antagoniste de nos deux personnages principaux et l’opposition entre le nord et le sud de l’Angleterre. Cette analogie serait une magnifique idée si le manque de profondeur de l’histoire d’amour ne faisait pas ressortir en même temps les descriptions trop creuses du milieu industriel. Pourquoi l’ébauche du sentiment amoureux est-elle amenée de manière si abrupte, la rendant assez peu crédible ? Pourquoi n’entrons-nous jamais dans les manufactures ? Pourquoi n’assistons-nous pas directement au travail des ouvriers et à ce qui se passe dans les bureaux des patrons ? J’aurais tellement aimé la connaître cette filature de coton dans cette ville pleine de fumée !

Finalement, Margaret perçoit la vie ouvrière uniquement à travers les récits racontés par les Higgins, une famille rencontrée dans la rue et durement marquée par la misère. Attachée fièrement à sa position, elle ne cherche jamais à connaître plus en détails le fonctionnement de ce nouveau monde industriel. Sa conscience sociale ne semble s’éveiller qu’au moment des échanges avec Mr Thornton, pour mieux lui tenir tête et lui imposer sa conception paternaliste. Les actions sont trop figées, chaque chapitre s’appuyant principalement sur des dialogues (très bien ficelés par ailleurs), à l’image d’une pièce de théâtre. Ici peu de scènes réellement marquantes, à part peut-être celle trop brève où les ouvriers en grève scandent leur désespoir aux portes de chez Mr Thornton.

Mais je ne vais pas bouder mon plaisir, même si Nord et Sud n’est pas la fresque sociale et romanesque attendue, Elizabeth Gaskell a le mérite de s’intéresser aux évolutions sociales de son époque et c’est extrêmement intéressant. J’ai trouvé le déracinement de Margaret et son sentiment de perte très bien décrits. Et tout comme elle, j’ai senti qu’il s’opérait un changement en moi ; je m’attachais progressivement à la vie dynamique de Milton-Northern. Lorsque la jeune femme contemple sa vie passée, elle s’aperçoit de la superficialité de son ancienne existence (l’égoïsme de sa tante, la frivolité de sa cousine, l’ambition de son ami Mr. Lennox).

Dès lors, Milton devint pour elle un lieu moins lugubre. Non pas grâce aux journées plus longues du printemps où brillait un pâle soleil ; ce ne fut pas non plus le passage du temps qui la réconcilia avec la ville où elle habitait. Non, c’était l’intérêt humain qu’elle y avait trouvé.

Les questionnements sur la liberté individuelle apportent matière à réflexion et sont très bien amenés par les personnages secondaires. Les opprimés ont chacun le droit à la parole et ils sont tous vraiment intéressants, qu’il s’agisse de l’ouvrier syndicaliste Nicholas Higgins, de Mme Thornton, la mère de John au caractère bien trempé ou encore du soldat mutin Frederick, le frère de Margaret. Et puis surtout, le roman échappe à tout manichéisme : les patrons et les ouvriers ont chacun leurs fautes, de même qu’au sein de la bourgeoisie, certains êtres savent garder leur modestie à l’image de Mr Bell, le parrain de Margaret. Mention spéciale, c’est un personnage plein d’humour et de bienveillance.

Nord et Sud est donc un roman ambitieux et intelligent sur la place de chaque individu dans une période de mutation économique et sociale. Mais Elizabeth Gaskell est trop ancrée dans la bourgeoisie, elle n’a pas l’éloquence, la fougue d’un naturaliste comme Émile Zola. Malgré la volonté sincère et authentique de son auteur à défendre la cause des opprimés (femmes, ouvriers, soldats…), je regrette de ne pas avoir vécu avec eux les conditions difficiles, la lutte pour s’en tirer. Je me suis contentée de m’émouvoir par leurs témoignages sans jamais entrer directement dans l’action. J’aurais aussi voulu une histoire d’amour moins convenue avec une fin qui ne soit pas amenée de manière si abrupte. Ma critique est un peu sévère car Nord et Sud est un très beau roman ; s’il n’atteint pas la grandeur des œuvres citées un peu plus tôt, il s’en rapproche incontestablement. J’ai très envie de découvrir d’autres livres d’Elizabeth Gaskell car elle m’a touchée par son humanisme.

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