Éditions de L’école des Loisirs, La sfolgorante luce die due stelle rosse traduit de l’italien par Marc Lesage, 2019, 506 pages (Coll. Médium)
ÉCRIRE POUR SE SOUVENIR, LIRE POUR NE PAS OUBLIER
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En décembre 1946, le Commissariat du peuple aux Affaires étrangères – le NKVD – confie au colonel Smirnov les « cahiers » des jumeaux Viktor et Nadia, relatifs aux événements de l’année 1941, afin de décider du sort de ces deux prévenus.
Tout commence le 22 juin 1941, lorsque Hitler rompt le pacte de « non-agression » avec l’Union soviétique et envoie ses chars allemands aux portes de Leningrad. Face à cette menace, Viktor et Nadia, douze ans, doivent quitter leurs parents et se mettre à l’abri loin de la ville avec des milliers d’autres enfants. « Par rapport aux autres, vous avez de la chance, tous les deux. Car vous êtes jumeaux, vous vous aimez et vous pourrez toujours rester ensemble. Ça facilitera énormément les choses.» Mais l’évacuation par train ne se déroule pas comme prévue et pour la première fois de leur vie, le frère et la sœur sont séparés. Dans la précipitation, ils se répartissent plusieurs cahiers vierges afin de tenir le journal de leurs aventures ; Nadia à l’encre bleue, Viktor au crayon rouge (« la couleur du communisme ! »).
Les jumeaux sont liés par une force indicible ; Viktor est prêt à affronter le froid, la faim, les bombardements et la misère pour retrouver sa sœur. Nadia, quant à elle, est perdue dans une zone où les combats font rage. Pourtant, elle est convaincue que son frère est parti à sa recherche. Bientôt, ils seront à nouveau réunis, les horreurs de la guerre n’y changeront rien car leur volonté est plus forte que tout…
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LUMIÈRE SUR MON RESSENTI…
RAPPORT À USAGE INTERNE
Mes investigations littéraires ont permis de trouver le présent document intitulé « L’éblouissante lumière des deux étoiles rouges » par le camarade Davide Morosinotto. Pour rappel, ce citoyen italien est déjà connu de mes archives pour son Célèbre Catalogue de Walker & Dawn, pièce à conviction précieusement conservée dans ma bibliothèque personnelle. Les conclusions établies sur ce précédent document s’avèrent hautement positives, ce qui m’a conduit, en toute logique, à poursuivre mon enquête. Il m’incombe d’établir un verdict sur ce nouveau dossier qui traite d’un sujet peu relayé dans nos contrées occidentales : l’invasion des forces allemandes en Union soviétique pendant la Seconde Guerre Mondiale.
L’objet-livre
À l’origine, les « cahiers » ont été saisis lors d’une perquisition en 1946 par le NKVD – soit cinq ans après les faits – pour relever les accusations contre les deux prévenus, Viktor et Nadia et ainsi décider de leur sort. Le colonel Smirnov, en sa qualité d’officier superviseur, est chargé de l’affaire et doit ordonner chaque cahier en terminant son examen par un rapport. Il ajoute régulièrement des notes manuscrites et souligne les passages qui lui paraissent sanctionnables, douteux… Dès lors, il m’apparaît plus pertinent de qualifier le présent document de « livre-objet » car l’expérience de lecture sort des sentiers battus ; il entremêle l’écriture avec des dessins, des photographies, des prospectus, des annotations manuscrites du colonel dans les marges, des notes écrites sur des feuilles volantes. Les chapitres alternent le point de vue de Viktor (en rouge) et celui de Nadia (en bleu) sur des pages marquées par des taches d’encre, voire même parfois de sang.
Le travail éditorial est remarquable ; l’objet papier est une exploration innovante, une véritable attraction à parcourir dans plusieurs sens. En somme, ce livre constitue un joli cadeau à offrir et s’expose fièrement sur l’étagère d’une bibliothèque. Mais qu’en est-il des faits relatés ?
Récit d’aventures
Il faut reconnaître au camarade Davide Morosinotto un vrai talent à retranscrire l’ambiance d’un pays et d’une époque. En cela, chacun de ses textes nous transporte et nous fait voyager loin… très loin même ! Ce livre fait renaître la magie des grands récits d’aventures à la Dumas. En cela, cette lecture m’a fait penser à Vango de Timothée de Fombelle, où se succèdent également courses-poursuites, séparations et retrouvailles dans des situations plus ou moins vraisemblables. Pourtant, si les péripéties manquent de réalisme, elles ont le pouvoir de nous émerveiller, de nous envoûter, même dans les moments les plus désespérés. Jusqu’à la fin, nous avons envie de croire à la puissance du lien entre les jumeaux Viktor et Nadia. Comme deux étoiles brillantes dans l’obscurité. Cette histoire pour nous montrer que même dans l’horreur, il subsiste toujours une lueur d’espoir, d’espérance.
Surtout, ne vous fiez pas à cet estampillage « jeunesse » car ce livre est violent et dur ; la guerre est omniprésente et confronte les deux héros de douze ans, Viktor et Nadia, à la mort, à la torture, au cannibalisme… Les faits historiques sont extrêmement bien documentés et contextualisés, ce qui en fait un récit non seulement divertissant, mais aussi très instructif sur l’URSS de Staline et l’idéologie communiste. Le livre donne une idée très nette de la géographie du pays, avec ses nombreuses cartes qui suivent les pérégrinations de Viktor… Et puis il y a ces hivers glacials, meurtriers, ce climat extrême tout aussi redoutable que l’ennemi.
La fiction et l’Histoire (avec un grand H) s’entremêlent avec virtuosité pour nous plonger dans la vétusté des baraki, les ventes clandestines avec le marché noir, la misère des kolkhozes, l’horreur des goulags. Je conseillerais cette histoire à un lectorat avancé, à partir de 14 ans pour saisir pleinement les enjeux car la lecture n’est pas forcément évidente (contexte historique, narrateurs multiples, sous-intrigues complexes). À mon sens, les adultes y trouveront autant de plaisirs que les adolescents.
Les annotations régulières de Smirnov dans les marges sont habiles car elles nous rappellent constamment les risques pris par nos deux héros, le danger qui plane au-dessus de leur tête, non seulement à cause de la guerre, mais aussi par toutes les lois enfreintes dans leur propre pays qui les mettent dans une situation périlleuse. Alors parfois, ces notes nous paraissent superflues et gênent quelque peu la fluidité de l’intrigue ; nous sommes obligés d’interrompre notre paragraphe pour nous dévisser le cou et lire les commentaires du colonel. Mais honnêtement, les péripéties sont tellement haletantes qu’il n’est pas difficile de se replonger à chaque fois dans l’action présente. La narration à plusieurs voix permet de confronter des points de vue différents ; d’un côté Viktor qui aspire à incarner le bon communiste, de l’autre Nadia qui se veut beaucoup plus sceptique concernant le régime. Pourtant, la guerre et la séparation vont tout chambouler : les valeurs inculquées à l’enfance, leur monde, leur vie… tout part de travers.
Je voulais juste être un bon frère.
Un bon Pionnier.
Un bon fils, un bon écolier. Un bon camarade.
L’ennui, c’est que je fais n’importe quoi.
Ou peut-être pas.
C’est peut-être le monde qui fait n’importe quoi. Mais je ne m’en étais jamais aperçu avant.
RAPPORT FINAL
Pour des raisons de sûreté nationale, ce livre-objet devrait figurer dans toutes les bibliothèques car il nous alerte et guide nos consciences sur l’importance de nos libertés. Le camarade Morosinotto nous offre ici un conte à la fois tendre et cruel où réalisme et fiction se côtoient pour notre plus grand plaisir. Avec un livre « jeunesse » de cet acabit, mon verdict est sans appel : tout citoyen devrait être en mesure de se procurer un exemplaire de toute urgence !
J’ai toujours cru dans la force des histoires et dans l’importance des livres. Et, comme le dit Nadia à un moment donné, je crois que nous avons le devoir de nous rappeler ce qui s’est passé. Et de nous battre pour que cela ne se reproduise plus.
L’affaire est close.
