Éditions Gallmeister, The Power of the Dog traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, 1967, 288 pages. (Coll. Totem)
🔎 AVANT-PROPOS…
Ma curiosité à l’encontre de ce livre s’explique en raison de son adaptation au cinéma – ou plutôt sur Netflix – par Jane Campion (La Leçon de piano, Bright Star…). Cette fois-ci, la réalisatrice délaisse les portraits de femmes pour sonder l’âme masculine dans ce qu’elle peut avoir de plus machiste ! Si je me suis hâtée de lire le roman, c’est parce que j’aime beaucoup faire la comparaison avec les adaptations (et toujours dans cet ordre : d’abord la lecture, puis le visionnage). Et aussi parce que lire un roman des éditions Gallmeister, c’est toujours une valeur sûre. J’étais d’autant plus intriguée que ni le résumé, ni la bande-annonce ne me donnaient de réelles informations sur l’intrigue. S’agissait-il d’un triangle amoureux au milieu d’une ambiance western ? D’une histoire de filiation ? De quoi parlait vraiment ce huis-clos familial ? Mystère…
👀 Astuce : pour les curieux, j’ai glissé la bande-annonce du film à la fin de la chronique 🎬
LA DOMINATION DU MÂLE ALPHA
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En 1924, Phil et George Burbank, deux frères que tout oppose – l’un est mince, l’autre trapu – sont les riches propriétaires d’un des plus grands ranchs du Montana. Éleveur brillant et charismatique, Phil est aussi cruel, brutal et haineux. Ses manières rudes et sèches font de lui l’archétype même du cow-boy viril. Le caractère constant et taciturne de son frère George – qu’il aime à surnommer « Gras-double » pour l’énerver – donne à Phil l’occasion de maintenir sa domination sur la vie du domaine.
Lorsque George épouse – presque secrètement – Rose, la veuve d’un docteur local, l’univers de Phil bascule. Plein de ressentiment, il est persuadé que la jeune mariée est une intrigante qui a épousé son frère pour sa fortune. Quand Rose vient s’installer au ranch, Phil consacre son énergie à lui rendre la vie impossible en multipliant les affronts et les moqueries. Bientôt, Peter la « chochotte », le fils adolescent de cette femme, un garçon troublant, d’une étrange froideur, vient passer l’été au ranch. Alors que Peter découvre la situation, les tensions au milieu de ces terres hostiles deviennent aussi palpables que des cordes. Qui sera la victime de cette traque morbide ?
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LUMIÈRE SUR MON RESSENTI…
Le pouvoir du chien fait partie de ces rares romans à m’avoir laissé longtemps perplexe sur mon ressenti. Que penser d’une lecture – insipide au préalable – qui révèle toute sa puissance au moment de sa conclusion ? C’est la première fois que la dernière ligne d’une histoire bouleverse ainsi mon sentiment à son sujet. Fichtre ! Que tout cela est « diaboliquement », ingénieusement sournois ! Je note qu’après en avoir saisi tous les rouages, ce roman mériterait une seconde lecture pour mieux savourer toute sa richesse. Voilà qui récompense mon obstination à ne jamais abandonner un livre – même lorsque je m’ennuie – car la fin du Pouvoir du chien est un véritable coup de maître, capable d’ébranler toute ma perception du récit.

Plus qu’un western crépusculaire, Le Pouvoir du chien se déroule à une époque charnière ; celle d’une Amérique en plein essor, propice à la modernité et au progrès qui conserve, malgré tout, une part de nostalgie d’un temps rêvé, celui de la conquête de l’ouest. Phil représente la pièce maîtresse de cette tragédie ; tout comme Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent, il fait partie de ces personnages à la fois cruels et fascinants, de ceux « qu’on adore détester » (même si clairement, leur but est de détruire la vie des autres, pas cool…). Ainsi, ce cher Phil, fier provocateur à l’esprit très vif, se montre singulièrement phobique puisqu’il méprise les Juifs, les Noirs, les Indiens, les « chochottes », les snobs, les rêveurs, les femmes (surtout cette « traînée » de Rose, l’épouse de son frère George). Sa haine s’étend même aux innovations technologiques puisqu’il considère les automobiles et le cinéma comme des aberrations responsables de la déchéance du monde. Pour lui, les jeunes gens « n’avaient plus aucune idée de qui ils étaient, ne savaient plus distinguer entre le rêve et la vie. » Ok boomer ! Ses actions et ses sarcasmes cherchent perpétuellement à prouver sa virilité : il travaille sans gants, il est sale et sent mauvais, fabrique des pointes de flèches mieux que les indiens, excelle à monter à cheval ou à tresser des cordes de cuir brut avec ses mains calleuses. Phil est le meilleur, c’est un dur à cuir, un homme, un vrai !
Le traitement psychologique des personnages m’a beaucoup déroutée car la plume de Thomas Savage se démarque par une certaine économie des mots. L’auteur ne vous prend pas par la main, il considère que c’est au lecteur de saisir les non-dits, les attitudes étranges, déroutantes, ou malaisantes de ses personnages. Il cherche avant tout à instaurer une atmosphère lourde et dérangeante. Alors que Phil distille insidieusement son venin dans le ranch, avec méthode et patience (pauvre Rose), je crois que j’ai été déstabilisée par cette menace sourde. J’étais dans l’attente d’une révolte éclatante au milieu de cette progression indolente et je ne comprenais pas où l’auteur voulait en venir. Au milieu de ces personnages secondaires – un peu ternes en comparaison du despote -, l’arrivée du fils de Rose au ranch apporte une dimension supplémentaire dans la tension psychologique de ce huis-clos familial jusqu’à la redoutable révélation sur le sens du titre « Le Pouvoir du chien ». A cet instant, j’ai compris que Thomas Savage jouait à un jeu bien plus subtil qu’il n’y paraissait ; le moins qu’on puisse dire, c’est que l’auteur a su ménager sa fin avec brio.
La postface écrite par Annie Proulx – l’auteur à l’origine du film « Brokeback Mountain » -, parle de roman « négligé » à l’époque de sa sortie en 1967 car la critique – et par adéquation le lecteur – n’a pas saisi le véritable sujet du livre. Il faut admettre que Thomas Savage fait preuve d’une telle subtilité, d’une telle intelligence dans la psychologie de ses personnages, qu’il est nécessaire de retenir chaque détail, chaque nuance pour saisir l’œuvre dans toute sa complexité. Il faut avancer minutieusement pour comprendre que ce récit à la narration très lente raconte en réalité l’histoire d’un homosexuel refoulé dans une Amérique encore très marquée par les codes de l’ouest. Le comportement « viril » de Phil est une façade visant à dissimuler une vérité qu’il refuse de reconnaître. Ce traitement implicite de l’homosexualité n’est pas sans rappeler la version cinématographique de La chatte sur un toit brûlant, dans laquelle le réalisateur Richard Brooks fut contraint par le code Hays (la censure hollywoodienne entre 1934 et 1968) d’édulcorer le texte original de Tennesse Williams.
Je pense que le plus grand préjudice du Pouvoir du chien réside dans son sujet, en avance sur son temps.

Je trouve l’idée assez ironique car l’enjeu du roman est de montrer justement des personnages en décalage avec leur époque. « Il arrive ainsi que certains naissent au mauvais endroit et au mauvais moment. » Une phrase qui pourrait tout à fait figurer dans La Montagne en sucre de Wallace Stegner, tant j’ai retrouvé cette même volonté de déconstruire les mythes de l’ouest avec des personnages solitaires écrasés par la dureté de leur époque et de leur environnement.
Un environnement, ou plutôt un paysage extrêmement prégnant dans ce roman. Décidément, je trouve vraiment des similitudes avec Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë. Chez cette dernière, les landes qui entourent le domaine constituent le personnage principal de l’histoire. Ici, dans Le Pouvoir du chien, le paysage immense du désert, ce ranch rendu austère et ce climat extrême, tantôt glacial, tantôt aride influencent les choix des personnages dans leur mode de vie. Un peu comme dans les films de Woody Allen.
Par sa réflexion subtile sur la bienveillance et la faiblesse, Thomas Savage livre un roman bien plus complexe qu’il n’y paraît, d’une modernité saisissante. Derrière une écriture à l’apparence simple, l’auteur invite le lecteur à réfléchir et à cerner les enjeux implicites qui s’y jouent. Mon ennui s’explique simplement par mon incapacité à savoir lire entre les lignes car je ne m’attendais pas à découvrir un texte au propos avant-gardiste. Eh oui, « Le corbeau, honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. » Le Pouvoir du chien est un roman percutant, dont les silences raisonnent encore longtemps après avoir refermé le livre. Force est de constater la pertinence d’un propos qui apparaît aujourd’hui comme une évidence !

Le Pouvoir du chien de Jane Campion, avec Benedict Cumberbatch et Kirsten Dunst. Le film sort aujourd’hui sur Netflix. Qui va le regarder ?
