Le Bouc émissaire • Daphné du Maurier

par Porteuse de Lanternes

Éditions Le Livre de Poche, The scapegoat traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Denise Van Moppès, 1957, 480 pages

USURPATION D’IDENTITÉ

***

John, un historien anglais en vacances dans la Sarthe, s’interroge sur le sens d’une vie sans saveur. Son voyage touche à sa fin et il envisage de se rendre à l’abbaye de la Trappe dans l’espoir de trouver des réponses pour combler le vide de son existence. Mais voilà qu’à la gare du Mans, il rencontre – tout à fait par hasard – son sosie parfait, le comte Jean de Gué. Les deux hommes font connaissance : l’un souffre de la solitude, l’autre est un aristocrate désinvolte étouffé par sa famille et ses responsabilités. Le lendemain, John se réveille vêtu et entouré des affaires de son compagnon qui s’est volatilisé. A la porte, un chauffeur l’attend pour le conduire au château. Pris au dépourvu, il décide de prendre la place de Jean, grisé par un sentiment de liberté jamais éprouvé. Mais bientôt, la panique commence à le gagner. Comment va-t-il affronter la famille de Jean et toutes les affaires qui lui incombent ? Va-t-on deviner la supercherie ?

***

LUMIÈRE SUR MON RESSENTI…

Pourriez-vous concevoir situation plus saugrenue qu’une rencontre fortuite avec vous-même ? Vous retrouver nez à nez avec un parfait étranger dont les traits, l’expression, la taille et la voix seraient en tous points semblables aux vôtres ? Voilà le postulat de départ du Bouc émissaire de Daphné du Maurier, roman dont la notoriété s’est estompée au fil des années. Il reste fort à parier qu’une adaptation cinématographique par Alfred Hitchcock aurait immortalisé cette histoire fantasmagorique, au même titre que L‘Auberge de la Jamaïque, Rebecca et la nouvelle Les Oiseaux. À noter qu’un film réalisé par Robert Hamer avec Alec Guinness et Bette Davis a tout de même vu le jour en 1959 – bien qu’il soit impossible à trouver aujourd’hui –, ainsi qu’une série britannique en 2012.

Pourtant, il me semble que l’absence d’une adaptation notable n’explique qu’en partie le succès éphémère du Bouc émissaire. A mon sens, il manque au roman ce charme mystérieux qui environne l’atmosphère trouble de Rebecca et Ma cousine Rachel. Certes, la tension est rendue palpable dès les premières lignes par l’écriture ciselée de l’auteur mais j’étais un peu déroutée par la trame de départ. Dans Le bouc émissaire, l’auteur demande à son lecteur de croire à cette histoire de sosies et d’échange d’identité. Ce manque de vraisemblance m’a surprise dans un livre qui suit pour le reste un fil crédible dans un univers réaliste. Le Bouc émissaire m’apparaît plutôt comme un roman fantastique mêlé à une intrigue à suspense. Il me semble plus légitime d’aborder le roman de cette façon pour accepter les règles et se laisser porter par l’universc’est ce qu’on appelle d’ailleurs le « Pacte de lecture ». Je me suis demandée jusqu’à la fin si cette situation était un rêve ou une illusion alors que le propos n’était pas là, dommage

M’est avis que cette affaire ressemble à celle de l’Homme au masque de fer, vous ne trouvez pas ?

Ainsi, Le bouc émissaire porte en lui un aspect plus étrange que mystérieux. Nonobstant cette rencontre « extraordinaire », l’intrigue prend la forme d’un huit-clos familial au sein d’un vieux château dans la Sarthe. Certes, Saint-Gilles n’a rien du manoir de Manderley dans Rebecca, mais à l’instant où John décide de se faire passer pour le comte Jean de Gué – tenant là le rôle d’une existence contraire à la sienne – j’ai enfin retrouvé l’univers propre à Daphné du Maurier. Il faut dire que l’auteur excelle à analyser les tourments de la psychologie humaine pour y révéler la noirceur de l’âme. Elle parvient une nouvelle fois à tisser des relations complexes entre ses personnages ; comme dans Rebecca et Ma cousine Rachel, le héros est mêlé à un univers morbide. En voulant s’approprier la vie d’autrui, celle d’un homme aux antipodes de lui-même, John part en quête de sa propre identité. Il tente maladroitement d’arranger les discordes et les malheurs au sein de cette famille malheureuse. La jalousie n’est jamais loin avec cette « obsession maladive » de ne pas être à la hauteur de « l’autre ».

L’unique ressort dans la nature humaine est la convoitise.

John s’interroge sur lui-même, se demande si l’être intérieur prévaut ou non sur l’aspect. Cette ambiguïté entre le bien et le mal parcourt tout le livre ; John étant persuadé d’incarner le bon côté. Il est aussi question de solitude, d’hypocrisie, de rédemption, de religion (avec l’enfant qui met bien mal à l’aise, sorte de Jeanne d’Arc, douée de visions mystiques), et du traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale, fraîchement ancrée dans les mémoires.

Daphné du Maurier opte pour une narration lente qui fait progressivement remonter à la surface des secrets honteux. Semblable dans sa situation à l’Inconnu du Nord-Express de Patricia Highsmith (tiens encore un livre adapté par Alfred Hitchcock !), Le bouc émissaire pourrait se résumer par l’histoire de deux inconnus qui s’échangent leurs emmerdes, bien qu’un des parties n’ait rien demandé. John se retrouve à porter les fautes de Jean. Et quel lourd fardeau ce rôle de bouc émissaire !

Dans la série « Living with yourself », Paul Rudd lutte contre un clone amélioré de lui-même qui cherche à prendre sa place.

Le bouc émissaire est un roman psychologique très bien mené, plaisant à suivre. Dommage que le final ne soit pas à la hauteur, je suis restée sur ma faim… Pas le meilleur roman de Daphné du Maurier – même si sa plume possède une force évocatrice unique – mais une histoire plus complexe qu’il n’y paraît sur la quête de soi. En même temps, difficile de passer après Rebecca

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Ruby
Ruby
5 mois

J’ai 71 ans. J’ai dû lire le bouc émissaire vers 16/17ans et je m’en souviens comme si c’était hier; Alors que paradoxalement, il ne me reste rien de l’auberge de la Jamaique, de Rebecca et que de peu de choses de ma cousine Rachel…
Je partage l’ensemble de la critique qui est ici faite, y compris la fin, qui nous laisse sur la faim…Cependant pour la lycéenne que j’étais ce roman m’ a « époustouflé ». Sur le plan psychologique, et pour l’époque, elle n’a rien à enlever à Dostoyevski, que j’adore inconditionnellement.
J’ai très envie de le relire maintenant, mais j’ai peur d’être déçue.