Éditions du Seuil, Where the Crawdads Sing traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville, 2020, 480 pages
L’INOUBLIABLE FILLE DES MARAIS
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Caroline du Nord, 1969. Le corps de Chase Andrews est retrouvé sous la tour de guet, dans le marécage situé en bordure de Barkley Cove. Véritable coqueluche de la petite ville, sa mort suscite de vifs commérages dans ce lieu habituellement sans histoires. Le shérif Ed Jackson et son adjoint Joe Purdue enquêtent sur ce crime aux circonstances étranges…
Dix-sept ans plus tôt, Kya vit avec sa famille dans une modeste cabane en bois au cœur du marais, entourée de bancs de sable, d’un chapelet de lagunes vertes et d’une faune sauvage. De tout temps, ces terres ingrates constituent un refuge pour les miséreux. La fillette n’a que six ans lorsque sa mère, Ma, s’enfuit sans un mot. Ses quatre frères et sœurs ne tardent pas à l’imiter – y compris Jodie -, la laissant seule avec un père violent et alcoolique. Livrée à elle-même, elle tente de se rapprocher de la seule personne qu’il lui reste. Pourtant, Pa finit par l’abandonner à son tour. Elle devient « la Fille des marais » et apprend à survivre par ses propres moyens, à l’écart d’une société qui la renie. Quelques années plus tard, elle fait la rencontre de Tate ; grâce à ce garçon doux et cultivé, elle apprend à lire les mots des livres et ceux de la nature. Pour briser sa solitude et effacer les blessures de son cœur, elle rêve d’une personne de confiance capable de rester auprès d’elle. Cet espoir va engendrer de nombreuses péripéties dans lesquelles Kya comprendra qu’elle doit avant tout compter sur elle-même…
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LUMIÈRE SUR MON RESSENTI…
La littérature possède un pouvoir d’évasion puissant et attractif capable de nous faire voyager uniquement par les mots. Après avoir découvert la Caroline du Sud avec Pat Conroy et son sublime « Prince des marées », j’ai remonté la côte est des États-Unis pour m’aventurer sur un territoire tout aussi sauvage, où les forêts luxuriantes et l’eau des marais s’étendent jusqu’aux confins du monde : la Caroline du Nord. Pour son premier roman, la zoologiste Delia Owens nous fait entendre le chant des écrevisses, loin dans la nature, « là où les animaux sont encore sauvages ». Quel livre sublime, aussi lumineux que les lucioles qui constellent les bois et brillent dans la nuit.
Au milieu des sycomores, des hérons, des crabes et des coquillages, vit une enfant sauvage rejetée et étiquetée par ses pairs : Kya, surnommée la « Fille des marais ». À une époque encore très marquée par les discriminations raciales et la peur de l’autre – ou plutôt par la « peur de la différence » -, seul Jumping, un vieil homme Noir, lui vient en aide en lui offrant vêtements et nourriture. Le marais devient sa mère, sa protection, son rempart contre le reste du monde.
Presque tout ce qu’elle savait, elle l’avait appris de la nature. Du monde sauvage. La nature l’avait nourrie, instruite et protégée quand personne n’était là pour le faire.
L’histoire devient un véritable hymne à la liberté et à la nature où l’espoir et la confiance se heurtent aux préjugés et à la trahison. « Quand on a besoin des autres, on finit par souffrir. » Kya apprend à naviguer dans la vie par ses propres moyens, puisant sa force dans les sciences naturelles et l’étude de son environnement. La forêt semble son unique point d’ancrage, le seul élément auquel se fier après une vie marquée par le rejet des hommes. C’est peut-être la seule ombre au tableau, je trouve que l’auteur minimise quelque peu les dangers réels de la vie sauvage, à croire que notre héroïne vit dans la forêt de La Belle au Bois-Dormant, excepté un court passage où Kya redoute d’avoir attrapé le tétanos. Mis à part cette petite frayeur, les animaux sauvages, les champignons toxiques, les courants dangereux, c’est tranquille… Une enfant sauvage survivant seule dans un marais, c’est à peu près aussi crédible qu’un gamin élevé par des gorilles, mais il faut bien avouer que ça a un vrai potentiel romanesque !
L’auteur, Delia Owens – diplômée de biologie – parvient à nous transmettre sa passion pour la flore et la faune grâce à des descriptions détaillées de la nature. L’auteur établit sans cesse des liens entre le comportement des hommes et les phénomènes de la vie sauvage ; pour évoquer les sentiments de Kya, le texte est rempli de métaphores et de comparaisons avec la nature, insufflant au récit un soupçon de poésie : « La douleur qu’elle avait au cœur s’écoula comme de l’eau dans le sable » ou encore « Si quelqu’un devait jamais comprendre sa solitude, c’était bien la Lune » .

Dans la lignée de Miss Charity de Marie-Aude Murail ou de Calpurnia de Jacqueline Kelly, dès l’enfance Kya déborde de curiosité, développe des talents pour le dessin et nourrit des réflexions profondes sur son environnement. J’adore !
Au-delà de cette apologie de la nature, ce qui rend le livre si captivant, c’est le foisonnement des genres et l’écriture belle et accessible. Là où chantent les écrevisses est d’abord un roman d’apprentissage sur le passage à l’âge adulte d’une fille survivant seule dans les marais. Mais autour de cette quête initiatique, se succèdent enquête policière, naturalisme, romance, drame et procès… À l’adolescence, l’indépendance et la beauté de Kya éveillent la curiosité et le désir des hommes, ce qui va lui attirer pas mal d’ennuis. L’histoire de la jeune fille est entrecoupée par intervalles réguliers de chapitres courts sur une affaire criminelle survenant bien plus tard dans le marais. Cette construction ne gêne en rien la progression de l’intrigue, au contraire, elle est même habile puisqu’elle apporte du suspense, jusqu’à ce que passé et présent se rejoignent.
À la sortie du livre aux États-Unis, l’actrice Reese Witherspoon a sélectionné ce titre dans son club de lecture, ce qui a contribué à le placer en tête des best-sellers. Une adaptation sur Netflix est actuellement en préparation, ce qui n’a rien d’étonnant car la construction a un découpage très cinématographique et l’univers une force visuelle remarquable. Encore une belle ode à la résilience qui aura su me tenir en haleine jusqu’au bout. Quelle escapade dépaysante !

