Éditions Bragelonne, 2018, 480 pages
🔎 AVANT-PROPOS…
J’ai découvert ce roman il y a un an à l’occasion d’une opération promotionnelle de l’éditeur. Pour rédiger cette chronique, j’ai décidé de le RE-lire en intégralité. Alors j’avoue… la sortie imminente du tome 2 m’a fortement motivée et comme ma mémoire a été clonée sur celle d’un poisson rouge, j’ai jugé bon d’en reprendre la lecture afin de ne pas me noyer dans cet univers foisonnant et passionnant. Calame est prévue sous la forme d’un diptyque, j’attends donc la conclusion avec impatience.
C’ÉTAIT PAS MA GUERRE !
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Après un an de guerre civile, la rébellion – composée majoritairement de femmes – s’apprête à livrer son ultime bataille contre le Roi Lumière, souverain des royaumes de Westalie. Mais cet assaut est un échec : l’armée dissidente se fait terrasser, son chef légendaire Darran Dahl est tué et ses plus fidèles partisans sont enfermés dans la prison royale de Frankand. Les Grands Kerrs de l’Église de Kàn et le monarque cherchent alors à profiter de la situation pour renforcer leurs pouvoirs respectifs : ils missionnent le légendier Jean d’Arterac – célèbre pour l’authenticité de sa plume – afin d’écrire la véritable histoire de Darran Dahl. Si les hautes instances religieuses espèrent en faire un martyr, le roi quant à lui, est certain de révéler ainsi les faiblesses de l’homme et détruire sa légende. Le conteur vient trouver la jeune Maura ; il suspend son exécution et celle des autres prisonniers le temps d’obtenir leurs témoignages. Les souvenirs de la jeune femme sont précieux. Comment a-t-elle fait la rencontre du guerrier qui allait devenir le général Darran Dahl ? Pourquoi est-elle devenue sa première lieutenante ? Le conteur tente de saisir l’homme intime derrière la légende. De son côté, Maura profite de son sursis pour orchestrer son évasion. Après tout, pourquoi les hommes seraient-ils les seuls à posséder des dons exceptionnels ?
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LUMIÈRE SUR MON RESSENTI…
Foutre-Kàn, quelle bonne étoile m’a guidée vers cette épopée inoubliable ? Pourtant au départ, rien ne m’avait préparée à une telle rencontre ; ni la couverture, ni le pitch n’éveillaient en moi la moindre étincelle de magie. Après tout, la petite Lucy dissimulée dans son placard, s’attendait-elle à découvrir le monde de Narnia de l’autre côté ? Calame, tome 1 : Les deux visages de Paul Beorn est une merveilleuse surprise et s’inscrit désormais à mon palmarès des meilleures lectures de fantasy.
La structure du récit s’articule entre deux époques avec des analepses rappelant Le Nom du Vent de Patrick Rothfuss : d’où sommes-nous partis pour en arriver à la situation actuelle ? La position critique de Maura fait écho à celle de Shéhérazade dans Les Mille et une Nuits où la jeune épouse raconte des récits inachevés, nuit après nuit, afin de captiver le sultan et retarder ainsi sa mise à mort. Lorsque Maura accepte de raconter l’histoire de Darran Dahl au conteur afin de suspendre son exécution et celle de ses amis, un compte à rebours implacable est lancé.
Paul Beorn tient le lecteur en haleine avec une parfaite maîtrise du rythme et du suspense. Chaque révélation est savamment dosée, éparpillée en fragments, afin de nous donner envie de tourner les pages, encore et encore… Dès lors, impossible de lâcher ce livre où s’entremêlent la grande et la petite histoire. Rapidement, la question n’est plus de savoir comment Darran Dahl est devenu le chef d’une rébellion, mais pourquoi. Il est fascinant de constater avec quelle force ce héros défunt est capable de reprendre vie à travers les témoignages des villageois qui l’ont connu. Ce guerrier-né a l’apparence réservée et taciturne (« toujours aussi souriant qu’une porte de cachot »), nous fait penser à un personnage tout droit sorti des livres de David Gemmel, à l’image de Druss la légende. Une impression qui s’était déjà ressentie dans le précédent roman de Paul Beorn intitulé Le Septième Guerrier-Mage, avec ce héros surpuissant de type berserker – un guerrier fou furieux devenu une machine à tuer incapable de se maîtriser lors des combats. Le système de magie – le Calame et les pouvoirs de mindaran dont je ne vous dévoilerai rien – s’appuie également sur des principes similaires, que je trouve franchement ingénieux. Ici, ce roman s’avère beaucoup plus subtil et complexe que le précédent. Darran Dahl n’a rien de manichéen ; c’est un personnage à l’âme éteinte, toujours au bord de la rupture. Ses réactions sont imprévisibles, ce qui nous amène naturellement à nous interroger sur son état mental. D’ailleurs, au début de son livre, l’auteur cite une phrase de L’Armée des 12 singes :
La folie est la loi de la majorité.
De folie il en est bel et bien question tout au long du livre, encore faut-il savoir dans quel camp la trouver. À nous, lecteurs, de nous faire notre propre opinion. Calame : Les deux visages montre un univers placé sous le signe de la dualité : les constellations, les royaumes (Haut et Bas), la magie des Gottaran (touchés par les dieux) et des Deimonaran (touchés par les démons), les hommes et les femmes, les citadins et les villageois, Morregan et Darran Dahl (« Quand je tue, je suis Darran Dahl »). Des éléments qui constituent la face d’une même pièce, dans lequel tout se mêle et tout s’oppose. Il faut savoir lire entre chaque ligne, car de nombreux indices se dissimulent au gré du récit. Entre complots et trahisons, il est impératif de rester vigilants !
L’histoire est principalement écrite à travers les yeux de l’attachante Maura, personnage à la force et à la volonté hors du commun. À la fois fascinée et extrêmement lucide sur la personnalité de Darran Dahl, c’est ce lien complexe, cette alchimie faite de non-dits qui apporte tant d’émotion à l’histoire. Nous assistons donc au récit initiatique de Maura, son passage à l’âge adulte dans un village reculé des Westalie. Avec la découverte du monde extérieur, sa vision du monde change progressivement : complots politiques, trahisons, violences sanguinolentes… Dans une société où les femmes sont considérées comme des meubles car « elles n’ont pas d’âme », l’intrigue s’intéresse à la condition des femmes et au mouvement de révolte que ces inégalités entre les sexes engendrent. C’est extrêmement réussi et captivant !
Ava Grantë (merci dans le langage Taël) Paul Beorn de nous offrir un roman de cette qualité. Il reste encore tant de choses à découvrir !
* Je ne résiste pas à la tentation d’une citation, cadeau *
– « V… vous êtes Darran Dahl, c’est ça, comme dans l’histoire qu’on raconte partout ? Vous parcourez le royaume pour retrouver les femmes de votre village ? Vous êtes le guerrier à la hache ? Darran le vengeur ?
– Non.
– Non ?
Il y a eu un soupir de soulagement général chez les gardes. L’un d’eux a même éclaté de rire et braillé aux autres : « Il n’existe pas ! Je vous l’avais bien dit ! »
– Non, je ne cherche pas la vengeance. Juste nos femmes.
P.S. : Le langage oral, avec des personnages qui jurent comme des charretiers – façon Les Salauds Gentilshommes de Scott Lynch – pourra potentiellement heurter certains lecteurs.
