Âge Tendre • Clémentine Beauvais

par Porteuse de Lanternes

Éditions Sarbacane, 2020, 392 pages (Coll. Exprim’)

BIENVENUE À YEYE LAND

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Le site RapportdeSerciSansSouci.fr m’informe qu’il est important de contextualiser l’histoire afin de montrer aux internautes que je n’ai pas fait semblant d’ouvrir ce roman emprunté à la médiathèque, alors je contextualise Âge Tendre de Clémentine Beauvais sur ma machine à écrire des temps modernes :

La Présidente de la République a décrété une année de service civique obligatoire (SCO) entre la troisième et la seconde dans une région de France autre que celle où réside le stagiaire. Les vœux de Valentin Lemonnier ne sont pas pris en compte par l’algorithme, ce qui le désarçonne énormément. Niveau d’angoisse : 9/10. Il est affecté à l’unité Mnémosyne de Boulogne-sur-Mer, dans un centre de soin pour les personnes âgées atteintes d’Alzheimer. Il découvre que sa section s’attache à reconstituer avec précision un village des années 60-70 afin que les patients retrouvent l’ambiance de leur jeunesse. Sa première mission consiste à écrire une lettre à une pensionnaire qui a participé au concours d’un magazine de Salut les copains pour lui annoncer que Françoise Hardy ne pourra pas venir chanter chez elle. Sauf que le garçon n’a pas le cœur à transmettre une telle nouvelle alors il répond l’inverse : Françoise Hardy (jeune) viendra chanter « La maison où j’ai grandi ». Maintenant qu’il s’est engagé, Valentin doit se débrouiller pour trouver une solution avant la fin de son Serci (service civique) !

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LUMIÈRE SUR MON RESSENTI…

Imaginez un retour à l’ère de la « Beatlemania » ! Les imprimés pois et rayures, le combi Volkswagen, les collants multicolores, la musique yéyé, l’invasion des motifs floraux, géométriques, ronds sur le mobilier, la moquette, le papier peint… Vous allez me dire que c’est déjà un peu le cas, certes… Mais dans la jolie dystopie qui nous intéresse ici, le travail de l’équipe Authenticité et Reconstitution ne consiste pas à relancer la mode vintage dans les magazines. Les soignants s’appliquent à recréer un village des sixties – dans une version idyllique, strass et paillette – pour les personnes âgées souffrant de troubles mémoriels. Un livre qui donne envie de ressortir ses vinyles pour réécouter Sheila, Brigitte Bardot, France Gaal et surtout… Françoise Hardy !

Quelques numéros de Salut les copains, magazine très apprécié de la pensionnaire Mme Laurel, qui participe même à un tirage au sort pour rencontrer Françoise Hardy

J’étais curieuse de découvrir l’univers de Clémentine Beauvais, connue pour son éclectisme à jouer des formes littéraires comme dans son roman en vers libres, Songe à la douceur. Avec ce roman pour adolescents Âge Tendre, elle poursuit ses expérimentations sous la forme d’un rapport de stage excessivement long par rapport aux consignes gouvernementales émises par la Présidente de la République (378 pages au lieu de 30, effectivement ça dépasse). Un exercice « académique » déroutant, susceptible de rebuter nombre de lecteurs mais l’histoire est si habilement construite qu’elle en devient passionnante et très originale.

Si le concept des reconstitutions historiques m’évoque des films remarquables comme The Truman Show, Goodbye Lenin ! ou encore La belle époque, j’ai trouvé que le principal intérêt du livre résidait dans la personnalité de Valentin. Sans lui, tout paraîtrait vide ! Son rapport de stage mélange le journal intime, des notes rétrospectives (très habiles pour susciter notre curiosité), des tableaux sur les compétences transversales développées et des retranscriptions sur les échanges avec d’autres personnages. Au départ, je ne saisissais pas cette objectivité presque clinique dans l’écriture avec des formulations comme « Nous avons eu une conversation » pour signifier une discussion avec un autre interlocuteur. Et soudain j’ai compris et je crois que c’est essentiel pour adhérer au roman. Adolescent très renfermé sur lui-même, Valentin porte en lui une « différence » qui ne sera jamais nommée dans le roman. Sa vision est singulière, mais pleine de douceur et l’unité Mnémosyne (… et Françoise Hardy) sera un tremplin idéal pour son épanouissement.

Lorsque Valentin fait le compte de ses tâches sur sa to-do list, il esquisse en même temps les deux enjeux principaux de l’intrigue : (1) faire venir Françoise Hardy (jeune) à l’unité Mnémosyne et (2) réaliser la biographie de carrière de Sola Perré, sa mystérieuse encadrante, docteure en gérontologie. À travers la relation tissée entre le maître et l’élève – dont nous pressentons l’importance grâce aux notes rétrospectives – c’est tout un devoir de mémoire et d’acceptation qui s’opère : deuil, trahison, relations familiales, quête d’identité. Des étapes nécessaires pour avancer et admettre que la vie est plus nuancée, peut-être même plus colorée et pimentée qu’elle n’y paraît. Pendant longtemps, Valentin considère cette reconstitution artificielle comme un échappatoire à la tristesse, une illusion de bonheur. Il aimerait que la vie soit semblable à une comédie musicale de Jacques Demy.

À l’instar de L’incroyable voyage de Coyote Sunrise, la morale sert à montrer que la tristesse permet un retour sur soi pour mieux nous révéler ; elle est fondamentalement liée à la joie. Ce stage est l’occasion pour le garçon d’apprendre à ressentir le monde réel dans toute sa complexité.

Et puis au final, le point (1) concernant la venue de Françoise Hardy n’est plus si important. Au moment où l’étau se resserre, nous commençons déjà à entrevoir l’issue de cette affaire…

Foncez, d’autant que ce rapport de service civique obligatoire est soigné, relié dans une belle couverture aux coloris chauds et vifs. Et puisque nous ne connaîtrons jamais les résultats de Valentin Lemonnier à son Serci (quelle frustration !), à nous de lui attribuer une mention spéciale pour ce texte farfelu, touchant et optimiste (« 🎶 Leeet the sunshine in 🎵 »)  ! Mon impression est passée de : intriguée à très positive !

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